(ser 7 vol 6 no 2)
CASIMIR HULEWICZ
A PROPOS DE SON LIVRE INTITULÉ : PARADOXAL
Par M. Dominique CAILLÉ.
Dans voire dernière séance générale (*), vous avez reçu par
acclamation, au titre de membre correspondant, un écrivain
russe d'un talent remarquable, M. Casimir Hulewicz, auteur
d'un grand nombre d'œuvres en prose et en vers, écrites en
français. Ces œuvres, il vient de les réunir dans un maemi-
tique volume intitulé : Paradoxal, du litre de l'œuvre con-
sidérable et inédile jusqu'à ce jour, qui ouvre ce livre dont
vous m'avez chargé de rendre compte.
J'ai accepté cette mission avec beaucoup de plaisir, car je.
connaissais, de longue, date déjà, le talent de M. Casimir
Hulewicz, et avec l'intention non d'analyser une à une les
œuvres diverses rassemblées sous une même couverture, ce
qui serait trop long : Paradoxal, Passionnel, La Petite
Amie, Algues éparses, Des vers, Suprême folie, La Morte,
Le Droit du Bourreau, Stella, etc.., mais plutôt de les
apprécier dans leur ensemble, de vous faire connaître par
de nombreuses citations, le talent si personnel, si prime-
sautier, si original de notre correspondant
M. Hulewicz appartient à une des [dus antiques familles
lilhuanienncs-russes, jadis puissante en Wolliynie et en
Ukraine, dont le blason est le même que celui de Benigna,
mère de saint Stanislas, patron de Pologne, morte vers 1071.
11 naquit en Ukraine, mais passa une partie de son enfance à
Ferney- Voltaire. El si, comme le prétend Hippolyte Taine,
les œuvres de l'esprit sont nécessairement déterminées par
le milieu dans lequel elles sont produites, nous pouvons déjà
voir se dessiner la vocation de Casimir Hulewicz : de famille
militaire il devait avoir le goût des armes, élevé à Ferncy-
Voltaire, il devait avoir le goût des lettres. Dès son enfance,
en effet, il songeait à servir dans la marine et à connaître
la mer qu'il a plus tard si bien chantée :
Enfant, j'aimais ouïr compter aux capitaines
dit-il dans ces vers où l'on sent passer le souffle de l'auteur
de YOceana nox ( l ),
Enfant, j'aimais ouïr compter aux capitaines
Les sauvages pays et les terres lointaines,
Et le sombre destin des marins inconnus
Oui, partis pleins d'espoir, ne sont pas revenus ;
Et je rêvais souvent, regardant courir l'onde,
Aux femmes d'outre-mer, filles d'un autre monde ;
Je les voyais passer dans mes rêves dorés,
Si vite disparus, si jeunes enterrés.
J'avais de l'Océan comme une frénésie...
11 entra donc à l'Ecole de la Marine de Saint-Pétersbourg,
puis, après avoir subi avec succès l'examen de sortie, il
voyagea sur la Baltique et sentit son âme s'éveiller à la
poésie au spectacle grandiose de la mer :
mer ! c'est sur tes flots insouciants el liers,
Dans ta vaste étendue et tes mornes déserts,
Que j'ai su deviner, que j'appris à connaître.
Que j'ai senti le mieux, incarnée en mon être,
L'âme, souffle éternel du divin Créateur,
Et rayon émané de l'incommensurable ;
Et je me sens heureux sur l'Océan instable,
Esseulé sur les flots, à pleurer de bonheur.
Car il avait alors vingt ans et toutes les illusions de cet
âge d'ivresse et de folie.
« Avoir vingt ans, a-t-il écrit lui-même, s'amuser de tout,
rêver de combats homériques, avoir le diable au corps et
les lèvres pleines de baisers, aimer toutes les femmes qui
sentent bon et être sous-lieutenant, — que faut-il de plus
pour se sentir incommensurablement heureux ? »
Et, il nous raconte dans Algues éparses dont la Nouvelle
Revue a dit que c'était l'œuvre d'un marin pleine de poésie,
de couleurs et de mélancolie, ses sentiments et ses sensa-
lions, ses équipées, ses amourettes, puis ses fatigues de tout.
« Et moi, dit- il, qui ai vu tant de cieux élrangers bleuir au-
dessus de ma tète, tant d'hommes exotiques passer, tant
d'idées étranges éclore, tant de choses compliquées changer
incessamment devant mes yeux bien fatigués déjà, et qui ai
su cependant garder intactes mes illusions de seize ans, ma lui,
mes rêves ingénus, — je voudrais parfois oublier ce monde
de choses vécues, d'études follement aimées, la vie factice et
malsaine des grands centres civilisés ; redevenir l'homme
primitif, tel que furent nos aïeux \ puiser de nouvelles forces
morales dans la grande intimité de tout ce qui est nature,
» Je voudrais simplifier ma personnalité, oublier certains
rêves démesurés, guérir de cette fièvre malfaisante qui me
pousse à chercher, à analyser, à vouloir approfondir tout ce
qu'il y a de plus incompréhensible, de plus mystérieux, dans
le monde inexplorable de l'âme. Je voudrais partager les
saines occupations, les fatigues et les aspirations bornées
des gentilshommes campagnards, et devenir, comme je les
connais, bon, simple, content de moi. La, aa moins, les
déceptions amêres, les navrantes désillusions, me seraient
peut-être épargnées. »
Et c'est pourquoi « son amour pour celte grande simpli-
cité — l'eau, diminue, et il est infidèle a l'adorée qui l'a tant
endolori, — la mer ; » et il quitte la marine pour revenir
dans son pays et il s'écrie en le revoyant : « Ce ciel bleu
qui se mire avec timidité dans un petit étang est encore plus
beau, plus grand, plus attrayant, que le ciel orgueilleusement
réfléchi par les vastes surfaces de l'Océan immense.
» 11 me semble que je retrouve avec ivresse une parcelle
d'un bonheur innocent connu autrefois, perdu depuis, cl
toutes mes adorations, tout ce que j'admire et tout ce que je
vénère, vient spontanément se confondre, s'annihiler dans le
sentiment délicieux d'une primitive et touchante affection pour
la contrée qui m'a donné le jour, et je me demande avec
Musset : « L'homme n'est-il donc né que pour un coin de terre? »
Puis, afin de bien mettre en relief l'Ukraine, son pays
natal , Hulewicz , a la façon de Victor Hugo montrant
les beautés des villes espagnoles pour faire ressortir celles
de Grenade (•) , décrit successivement les divers pays de
la Russie : « La Finlande, dit-il, a les côtes échancrées et
pittoresques, elle a toute la rude poésie d'une nature septen-
trionale. La Caucasie a les monts majestueux qui se perdent
dans un ciel de saphir ; elle a la beauté romanesque des
Circassicnnes, les femmes les plus ravissantes du globe par
la délicatesse de leurs contours. Mais l'Ukraine a les steppes
verdoyants et parfumés, les kourgans préhistoriques, les bois
de chênes mystérieux et ombrés ; elle a la crème, le miel,
les jeunes filles jolies comme un sourire de Mai, douces
comme l'espoir d'un baiser. Pierre Loti seul aurait [tu rendre,
dans le style attendri de Rarahu, leur charme pénétrant ;
Loti, ce primitif, ce simple si compliqué, qui a ravi un rayon
à l'étoile des marins pour s'en faire une plume. »
Ce compliment que Hulewicz envoie incidemment à Loti,
on pourrait le lui retourner à lui-même, car il est marin,
romancier et poète comme l'auteur de Pêcheurs d'Islande.
De même que celle des romans de Loti, l'intrigue des siens est
d'une grande simplicité, mais cette mince intrigue est enve-
loppée d'un tel charme de style, d'une telle magie descrip-
tive, d'une si grande originalité, qu'elle plaît infiniment,
puis la grande mer apparaît toujours dans le lointain. Ainsi,
dans Passionnel, de quoi s'agit-il ? D'une belle jeune fille,
Gabrielle, qui a repoussé Cyrille pour épouser André. En
faisant un voyage en mer, elle s'est noyée avec son mari.
Cyrille éprouve alors le besoin indicible de revoir celle qui
l'a repoussé et qu'il aime toujours. Muni d'un scaphandre, il
descend au fond de la mer à une profondeur où nul n'osait
s'aventurer. Il pénètre dans le navire englouti et retrouve
Gabrielle dans les bras d'André, et alors « avec un frisson, il
désenlaça l'homme du corps de la femme, coupa la corde
de communication, — unique lien qui le rattachât au monde
ensoleillé — et la noua solidement autour de la taille d'André.
11 le mit à la porte, le poussa avec violence dans le petit
corridor, afin de faciliter son ascension, et donna le signal
convenu pour qu'on le hissât à la surface. La corde courut,
se tendit brusquement, entraîna le cadavre qui s'aplatit, les
bras longs et ballants, la tête louchant les genoux, —
horrible. L'eau courait derrière lui, et tous les habitants du
vaisseau-fantôme hochaient la tête, saluaient automatique-
ment, comme des figurines de cire, celui qui les abandonnait,
qui remontait vers sa première demeure où la vie palpite,
où tout se meut, tout respire dans un ruissellement de
lumière et d'amour.
« Le cerveau en feu, les yeux pleins de vertige, surmoulant
un effroi instinctif qui lui glaçait les os, Cyrille se rua
éperdûment dans les bras de la morte divorcée, et, les forces
décuplées par une dévorante surexcitation, brisa d'un coup
brusque et formidable, la glace de son casque. »
Voilà, n'est-il pas vrai ? un suicide d'amour curieux et
original. L'originalité est, en effet, une des notes dominantes
du talent de Casimir HuleAvicz, surtout dans sa principale
œuvre : Varodoxal, œuvre d'une saveur âpre et rare, comme
l'a dit son préfacier Charles Fuster , où il y a un peu de
tout, des arguments ingénieux et des paradoxes excessifs,
des rêveries de poète et de subtiles conceptions philoso-
phiques.
Dans ce volume, son plus important, Casimir Hulewicz,
avec une verve jamais lasse et une virtuosité de style
merveilleuse, passe, à la façon de Lord Byron, de la délica-
tesse de sentiments la plus raffinée à la raillerie la plus
bouffonne, la plus rabelaisienne, se moquant des transitions,
et se montrant souvent d'un scepticisme à outrance dans ses
idées sur le mariage et la maternité, le courage et le
patriotisme, la vie et la religion elle-même. Ce qui ne
l'empêche pas de cacher, parfois sous un scepticisme rail-
leur, une véritable connaissance de l'âme et de l'humanité.
Lisez plutôt ce passage : « Après un bon dîner , assis
dans un confortable cabaret, cigares aux lèvres et café
devant eux, deux amis causent psychologie. Ecoule, dit l'un,
les anciens prétendaient qu'il était plus facile de connaître
son prochain que de se connaître soi-même. Raconte-moi
franchement quels sont mes faiblesses et mes vices. Ne me
cache rien, car la vérité ne peut me blesser. » L'autre de
lui attribuer aussitôt ses propres vices les plus cachés, ses
propres faiblesses les plus immondes. Edifié, le curieux reste
longtemps rêveur, le regard perdu dans les spirales de
fumée bleue et se dit à chaque parole : « Dieu ! qu'il me
connaît bien. »
Voici un autre endroit où une vérité est présentée sous
une forme très humoristique : « L'amant d'une femme mariée
est un niais qui cherche son paradis dans le purgatoire d'un
autre. Il joue au Monsieur charitable, s'attelle à la charrue
et aide le bœuf a la traîner. Dès que le bœuf s'en aperçoit,
il tombe dessus à coups de cornes. »
C'est ainsi que se conduisent les maris qui manquent de
finesse et d'urbanité, mais il y en a d'autres qui mettent en
fuite le galant en lui proposant de faire le bœuf, de tirer
seul la charrue. Permettez-moi de vous donner lecture de
cette jolie lettre d'un mari à un amoureux de sa femme :
« Monsieur le Marquis ! Rentré hier soir par le petit
escalier, je vous ai surpris en conversation avec ma douce
moitié. J'ai tout entendu, tout, vous dis-je. Oh ! que vous
l'aimez ! Vous l'avez avoué avec des accents si sincères, si
profonds, si déchirants, que des larmes émues coulèrent de
mes yeux. Je vous jure qu'elle vous aime aussi, et, si elle
ne s'est pas donnée à vous, c'est par un reste de pudeur :
excusez-la. El comme je comprends sa passion ! Vous êtes
si spirituel, si chevaleresque, si tendre. Un des principes de
ma vie fut de respecter le sentiment d'autrui, et j'ai toujours
eu eu sainte horreur les maris indélicats qui s'inlerposent
entre la femme et l'amant : nous plaiderons en divorce et
vous l'épouserez. Rendez-la heureuse, ma pauvre Alberline,
rendez-la heureuse, elle a besoin de tant d'affection, de tant
de soins depuis ses dernières couches ! Jamais, je n'aurais la
barbarie de séparer une mère de ses enfants ; j'abandonne
mes trois garçons tout en demandant la gracieuse autori-
sation de garder avec moi Mariette, la dernière née. Aujour-
d'hui, je ne vous engage pas à dîner pour ne pas vous
attrister par la présence de votre future belle-mère qui vient
d'arriver. Espérant que vous apprécierez la courtoisie de
mes procédés et que nous resterons bons amis, je me dis
votre obligé. — P. S. Réflexion faite, je vous abandonne
aussi la petite Mariette, la dernière née. »
« Deux heures plus tard, ajoute Hulewicz, en forme de
conclusion, un voyageur affolé prenait l'express avec tant
de hâte qu'il oubliait des malles blasonnées à l'hôtel. »
Mais il ne faudrait pas croire que l'humour et l'art de
dramatiser sa pensée soient les seules qualités d'écrivain
de Hulewicz ; il a par instant aussi une émotion vraie et
profonde. Voici un petit tableau qui rappelle La vendeuse
d'amours et semble copié sur une fresque de Pompéi.
« Le vieillard m'a dit : « Je me suis amusé à enfermer tous
les baisers reçus et donnés pendant la vie. L'idée me vint de
leur rendre la liberté et d'ouvrir la cage. Beaucoup s'envo-
lèrent, rapides et heureux, pareils a des papillons. 11 y en
avait de petits, de gros, de blancs, de rouges, de fins et de
frêles ; il y en avait de gris, de ternes et de brillants.
D'autres étaient sombres comme la nuit, faibles, et si lourds,
qu'ils tombaient lourdement sur le sol. Seuls, deux baisers,
tout palpitants, restèrent blottis dans un coin de la cage et
me regardèrent avec douleur. Qui ôles-vous, amis fidèles
qui ne me quittez point, demandai-jc ? Le baiser le plus
oublié dit : « Je suis le dernier baiser de ta mère » et le
baiser le plus timide soupira : « Je suis le premier baiser de
la fiancée. »
Par ces citations, peut-être trop nombreuses, de l'œuvre
considérable de Hulewicz, vous pouvez vous rendre un compte
plus exact de son talent, tour a tour descriptif, psycholo-
gique, humoristique et sentimental. Lorsqu'on vous donne le
signalement, même le plus fidèle d'une personne, vous avez
bien des chances de passer à côté d'elle ensuite sans la
reconnaître , ce qui ne vous serait pas arrivé , très pro-
bahlement, si on vous l'avait mise elle-même en votre
présence ; c'est pour ce motif que j'ai tâché de mettre-
sous vos yeux l'œuvre de Casimir Hulewicz , par mes cita-
tions, plutôt que de vous en donner une idée par mes appré-
ciations. Vous n'y avez point perdu , car Hulewicz connaît
le français à merveille. Et s'il l'écrit avec une souplesse et
une virtuosité rare, c'est qu'il s'est familiarisé avec nos
meilleurs auteurs' français, comme il le répondit en vers à
Daudet, qui l'interrogeait sur ses lectures :
Si je lis le français, ô sublime écrivain,
C'est que j'y crois trouver mon idéal divin ;
Et ce vers de Bornier exprime ma croyance :
Tout homme a deux pays : sa patrie et la France.
Il l'a bien montré lorsqu'il a tracé ces lignes avec une
piété toute filiale pour la France, malgré son scepticisme
habituel : « J'ai douté de tout : de ma maîtresse, de mon
ami, de mon droit, môme de ma propre existence ; j'ai
douté de tout, hormis de la sainteté de ma mère, de la
sincérité de mon amour et du génie français. »